Dans ce texte inédit *, Marielle Macé, chercheuse et écrivaine, membre du collectif Loire Sentinelle, porte son regard sur un fleuve dont « le nom, pourtant si familier, reste énigmatique, sans source définie ». Source qu’il convient de chercher non pas à l’amont mais à l’aval : dans les sédiments de l’estuaire, dans la vase ou le limon qui auraient donné son nom à la Loire.
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« Loire, c’est comme si le fleuve tout entier s’appelait Sédiments. Comme si nous tou·tes, ligérien·nes, étions gens de limon, gens de zones vaseuses et bourbeuses. »
LOIRE SÉDIMENTS
GARZETTE #3 – LOIRE SENTINELLE, REMONTER AUX SOURCES
L’une des pensées qui m’ont le plus occupée, pendant que je participais à cette descente de Loire, tient à son nom. « Loire » vient du latin Liger, Ligeris, probablement dérivé du gaulois liga, qui désigne la boue, le marais, la « lie ».
La Loire devrait donc son nom à la vase, et ce nom serait ancré dans une langue celtique qui est celle de son territoire final, du terme de son immense descente. Mais alors, le mot de l’embouchure aurait remonté le cours du fleuve ? Comme les saumons, comme les souvenirs ? Pour nommer quelle unité ? Comment les gens de l’amont pouvaient-ils se reconnaître dans cette boue, dans ce mot et cette matière turbides de l’aval ? J’ai cherché dans les ouvrages d’étymologie, dans les travaux consacrés aux hydronymes, mais personne ne parle de cet étrange voyage, de ce voyage en sens inverse – grande et mystérieuse remontée d’un nom propre.
UN FLEUVE QUI NE DIT PAS SON NOM
D’autres hypothèses invoquent des origines différentes. Le nom, pourtant si familier, reste énigmatique, sans « source » définie (comme la rivière elle-même). Et jamais l’eau qui baptise la Loire n’est limpide, le limon y est toujours présent, premier même : « la plupart des racines invoquées lig, leg, lueg indiquent (…) un étalement, une collecte et une dépose de géomatériaux à base de limons ou d’argiles, de sables ou de galets, de granulats ou de cailloutis, que le fleuve, en de multiples endroits, ne cesse aujourd’hui encore de charrier ou d’abandonner. »
Autrement dit, des sédiments. Les sédiments sont toutes ces choses que la rivière moissonne, remue, et remet en mouvement. Le cours d’eau érode tout ce qu’il touche ; transporte la matière désagrégée, minérale ou organique, ce qui s’accumule peu à peu, et ce qui s’agrège lentement (selon une échelle de temps qui excède largement la durée de nos vies) ; enfante les paysages et fait la fertilité des terres agricoles (je pense à ce qu’Élisée Reclus disait des « grands fleuves travailleurs », ou à la manière dont on regarde désormais les cours d’eau comme des forces de terraformation : creuseurs, évideurs, transporteurs, façonneurs, véritables sculpteurs du pays).
La Loire effectivement n’est pas toute liquide, elle conjugue deux flux : celui des eaux et celui des sables (on dit même que ce sont les sables qui lui donnent son style) ; et de cette conjugaison naissent les îles, les rives et les grèves. Les granulats et le sable alluvionnaire sont aussi l’une des ressources les plus prisées, et font l’objet d’une extraction qui, comme toutes les exploitations, a pris au siècle dernier des proportions massives, destructrices.
UN FLEUVE DE SABLES QUELQUEFOIS MOUILLÉS
Cela suffit à mettre en route la poète en moi… Un très vieux mot escalade le fleuve en secret, remonte depuis l’estuaire, et nous tou·tes, ligérien·nes, serions gens de limon, gens de zones vaseuses et bourbeuses. Cela me plaît, car je viens de l’estuaire, et j’aime l’idée que l’eau composite et louche de l’estuaire, cette voix troublée et troublante, file par-dessus bord, chuchote en continu et imbibe toutes les phrases de la Loire. Et je rêve : « Loire », c’est comme si le fleuve tout entier s’appelait « Sédiments ». Comme s’il voulait surtout nous parler de ce qu’il fait et sait faire à la Terre : de sa force d’érosion et de déménagement, de ces roches qu’il grignote, de ces siècles qu’il racle, de toutes ces vies qu’il brasse, tient en suspension et emmène avec lui. C’est la matière même du temps : rognures, desquamations, petits bouts de tout, oublis et effacements, demeurant et insistant, alluvions et allusions qui glissent dans la mémoire, et subsistent non pas comme une trace, mais comme notre sol même.
Marielle Macé
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* Ce texte inédit de Marielle Macé est issu du troisième numéro de la Garzette, journal semestriel édité par la Mission Val de Loire, et dont la rédaction a été confiée au collectif Loire Sentinelle.
Intitulé « Loire Sentinelle, remonter aux sources », ce numéro spécial se déplie au fil du fleuve, depuis ses sources jusqu’à son estuaire, en passant par ses îles, suivant le parcours emprunté par les membres du collectif lors de la « Grande Descente » de Loire de mai à juillet 2022.
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