Pour faire suite à sa chronique l’an passé dans Libération sur le meurtre de Berta Cacérès – « Donner sa vie pour la défense des rivières » – et à la publication la même année de « La Verticale du fleuve», Clara Arnaud, résidente invitée à bord de Loire Sentinelle, continue de tisser des textes au fil de l’eau et d’explorer ce que notre rapport aux cours d’eau dit de nos sociétés.
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Dans cette chronique en deux épisodes, publiée pour les tribunes Agir pour le vivant de Libération, Clara nous livre ses premières impressions et revient sur ses deux semaines de Résidence flottante passées entre Tours et Les Ponts-de-Cé, au rythme du fleuve, de ses habitants humains et autres qu’humains, des échantillonnages et des escales. L’occasion de pister de premières traces en Loire – celles laissées par tous les vivants (empreintes, ADN environnemental…), comme celles délaissées par les seuls humains (microplastiques, radioactivité…).
DANS LES MÉANDRES DU FLEUVE
PARTIE 1 – LE VIVANT À LA TRACE
Petit matin, deux silhouettes s’éloignent à contre-courant, dans une embarcation. Umiak, le canoë canadien, aussi surnommé « Rustine » après avoir rencontré un rocher affleurant qui en perça la peau, glisse sur le fleuve. Il contourne la queue d’un des îlots qui jalonnent ce « fleuve de sable ». Je marche sur les rives de l’île où le camp de la « Base flottante » a été installé pour deux nuits. Une aigrette garzette décolle, reconnaissable pour les novices dont je fais partie, à ses « chaussettes jaunes », le peuplier noir, sur lequel des dizaines de grands cormorans ont niché hier soir, s’est vidé de ses occupants à l’aube. Sur ce morceau d’île, les castors ont laissé partout les traces de leur présence : des branches coupées, des « tailles en crayon » – un véritable chantier. Depuis la berge, un toboggan de sable, constitué au fil des glissades de toute la famille des grands rongeurs – qui ont réinvesti la Loire dans les années 70 après un siècle d’absence, bien aidés par quelques « naturalistes militants » à l’origine de leur réintroduction –, leur permet de rejoindre le fleuve. Leurs crottes et celles de ragondins constellent le sable. Nous ne les verrons pas, mais les indices parlent, nous sommes chez eux.
Le canoë s’est éloigné. Ce sont d’autres traces, invisibles à l’œil nu, que part traquer ce matin le binôme à l’initiative du projet Loire Sentinelle. Biologistes de formation, explorateurs par vocation, Julien Chapuis et Barbara Réthoré réalisent au fil de la Loire des prélèvements de microplastiques et d’ADN environnemental (ADNe). Cette dernière technique d’échantillonnage et d’analyse repousse les limites d’inventaire des vivants. Tous les organismes vivants, quelle que soit leur taille ou leur écologie, laissent des traces d’ADN, qui témoignent de leur présence actuelle ou passée, expose le site du laboratoire Spygen, partenaire du projet et pionnier en la matière. L’ADNe permet un « pistage élargi » du vivant dans sa diversité, des virus aux mammifères, des micro-algues aux poissons migrateurs. « On ne sait pas exactement quel genre de trouvaille on va faire, ça peut être redécouvrir une espèce qu’on croyait disparue de la zone, identifier une plante exotique avant qu’elle ne devienne invasive, un virus, préciser l’aire de répartition d’un oiseau… », explique Julien. Mais l’ADNe a aussi ses limites : « une fois les listes d’espèces présentes dans le milieu établies, on n’en sait pas plus sur leur abondance, leurs comportements, leurs interactions… ». L’affût, l’observation, la collecte de terrain n’ont donc pas été remisées au passé. « Les approches sont complémentaires, explique Barbara, si je détecte des traces de présence de loutres ou de castors dans un territoire, je vais avoir envie de venir me poser une semaine en affût, pour les observer. »
C’est bien l’esprit de la mission Loire Sentinelle, partie à pied des sources, le 1er mai, puis en canoë : articuler l’expérience sensible du fleuve et les techniques de pointe, mobiliser les émotions comme la science. Et rappeler que cette dernière est un mélange de terrain, d’artisanat et de hautes technologies, de débrouillardise et de protocoles savants. L’expédition, si elle croise les méthodes et les approches, cherche aussi à renouveler le regard sur l’écosystème ligérien. Le noyau scientifique de l’équipage de Loire Sentinelle est régulièrement rejoint par des artistes associé·es au projet. Je suis ainsi l’écrivaine de l’aventure pour deux semaines, prenant le relais d’un journaliste, d’une dessinatrice et d’une vidéaste
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Si tous les vivants laissent de l’ADN derrière eux, ce matin, les deux scientifiques collectent au moyen d’un filet à plancton modifié, des traces spécifiquement humaines cette fois-ci : les microplastiques. Ces particules infinitésimales, désormais présentes dans l’air, la terre, tout le cycle de l’eau, témoignent de nos modes de vie. Elles s’ajoutent à la longue liste des déchets laissés par les hommes au fil des siècles. Deux jours plus tôt, en rive gauche, nous contemplions des débris archéologiques jalonnant une berge à la sortie de Tours : « C’était un port, alors on trouve des contenants, pots, jarres, amphores, de différentes époques, souvent assez récentes, 18e par exemple, parfois antiques » expliquait Bruno Marmiroli, directeur de la Mission Val de Loire. Au sol, un gros morceau de polystyrène noir reposait à côté des restes céramiques. Alors, poterie versus plastique, à deux époques deux types d’emballages humains laissés à la postérité ? Rien de commensurable, pourtant, entre ces traces. « La céramique et le verre se décomposent, sur un temps très long, certes, mais redeviennent sable ; le plastique, non, il se fragmente à l’infini et s’insère dans les organismes », explique Barbara. Les nôtres y compris. Il se distingue aussi par son abondance. Les humains du 18e siècle étaient sept fois moins nombreux, ils n’utilisaient pas de contenants jetables à l’inverse de l’Homo detritus du 21e siècle. Pour chaque français, 70 kg de plastique sont produits chaque année en moyenne. Entre les bris de jarres, des corbicules, coquillages originaires d’Asie et devenus invasifs, jalonnent la plage.
Plus tard, sur l’île des castors, les prélèvements du jour sont achevés. Ils partiront en laboratoire et serviront de valeur de référence pour un suivi au fil des ans en ces points sentinelles. « Pour les microplastiques, ce sont des protocoles simples avec du matériel accessible, qui permettront à des collectifs habitants de s’en saisir, dit Julien, et puis, ça oblige à avoir les pieds dans le milieu ». Les prélèvements, une vingtaine au total, impliquent en effet de se poster dans l’eau ou de pagayer une heure et demie à contre-courant. « Moi qui ai toujours vécu en bord de Loire, je ne me suis jamais autant senti ligérien » ajoute Julien. Permettre au plus grand nombre de suivre à la trace certains impacts des activités humaines dans le fleuve, passer le relais, tels sont les objectifs de ce projet d’exploration de la Loire.
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Nous bivouaquons une nuit de plus sur l’îlot, tentant de nous faire discret·es dans ce milieu qui nous accueille. Le soir, filent sur la Loire assombrie les kayaks fuselés de la course Loire 725. Les bolides avalent plus de 150 km par jour à la force des bras, une descente intégrale du fleuve en quatre à sept jours, regard fixé sur l’aval. Loire Sentinelle parcourt quasiment le même itinéraire en trois mois, au rythme lent des traces laissées par les vivants, des affûts et des prélèvements. Le soir, je m’interroge sur la formule consacrée « Loire, fleuve sauvage ». Que reste-t-il de sauvage dans cette Loire jalonnée de centrales, entravée par des barrages, cernée de digues par endroits ? Elle n’a certes pas été encadrée brutalement comme la Seine de mon enfance, qui filait droit, mais elle est partout marquée par les traces humaines, singulières par leur impact sur le milieu et leur persistance dans le temps. Le dernier céiste du soir semble à la peine dans le couchant, partout, s’élèvent les vocalisations des amphibiens.
Demain, nous pagaierons vers la centrale nucléaire de Chinon. L’industrie nucléaire cristallise avec force la question des traces laissées aux générations futures par nos modes de vies contemporains, de leur impact. Car pour la première fois de son histoire, l’humanité laisse des empreintes qui lui survivront, ainsi qu’à nombre de vivants, probablement : dans cent mille ans persisteront des isotopes radioactifs. Au couchant, le tirant du dernier bateau de la course, la volte d’un poisson dans le faible étiage d’eau, le passage d’un groupe de cormorans au-dessus de nos têtes, le ballet des vivants laissent dans le ciel et l’eau des traces invisibles, poétiques, éphémères.
La suite ici.
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Une chronique de Clara Arnaud, écrivaine invitée de la Résidence flottante, pour les tribunes Agir pour le vivant de Libération.
Cette année encore, Libération accompagne le festival Agir pour le vivant qui tiendra sa troisième édition à Arles du 22 au 28 août, et nous y serons !
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Photo de couverture : Quentin Hulo