DERRIÈRE L’ÉCRAN DES CHIFFRES

Le 25 mars 2021, l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) rendait publique l’actualisation de sa fameuse Liste rouge des espèces menacées. C’est devenu une habitude, une routine presque. À raison de deux fois par an, la même nouvelle tombe, invariablement, ébranlant chaque fois un peu plus l’édifice conservationniste (1) : le nombre d’espèces menacées d’extinction continue son inexorable ascension à mesure que la Liste rouge s’épaissit des ajouts successifs des spécialistes.

Cette année, sur les 134 425 espèces évaluées par l’UICN, 37 480 sont considérées comme menacées d’extinction, soit près de 28 % (2). En juillet dernier, c’était 32 441 sur un total de 120 372 espèces évaluées ; en mars 2020, 31 030 sur 116 177 ; en décembre 2019, 30 178 sur 112 432 (3). Etc. La tendance de fond est lourde, on le sait.

Car à ces chiffres s’ajoutent également ceux de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) selon laquelle un million d’espèces animales et végétales sont menacées de disparition à plus ou moins court terme (4) ; ou ceux de l’Indice Planète Vivante qui montre, entre 1970 et 2016, une chute de 68 % des populations de vertébrés sauvages – poissons, reptiles, amphibiens, oiseaux et mammifères (5). En cause ? La déforestation, l’élevage industriel, l’agriculture intensive, le trafic de la faune sauvage… Ou pour le dire plus simplement et plus largement : le triptyque extractivisme-productivisme-consumérisme « et son monde ».

Les chiffres sont là, accablants. Rien de nouveau sous le soleil brûlant de la sixième extinction pourrait-on réagir un brin ironiques, indifférents, las, sidérés ou révoltés face au « Grand dérangement » de notre époque (6). Mais ne nous-y trompons pas, derrière l’écran des chiffres, des statistiques et des données, c’est notre rapport au monde qui s’en trouve irrémédiablement transformé, bouleversé. Le monde se dépeuple, notre rapport au monde se dépeuple nous les dépeuplons.

Le problème est ainsi posé par Matthieu Duperrex dans Voyages en sol incertain : « Comment regretter la disparition d’êtres avec lesquels nous ne composons pas ? […] Les bases de données qui s’emplissent d’espèces menacées devraient signifier davantage qu’un inventaire de l’état de nos ressources. Mais rien ne fait sens au point d’affecter notre appareil nerveux. Rien ne perturbe le port altier de notre épine dorsale. L’extinction est là, qui s’avance dans le silence de nos émotions. » (7)

Derrière l’écran des chiffres, des statistiques et des données, c’est notre rapport au monde qui s’en trouve irrémédiablement transformé, bouleversé

Car oui, nous ne préserverons les espèces menacées que si nous prêtons attention aux alertes de l’UICN, mais aussi (et surtout) si leur disparition nous affecte dans notre chair. Nous prendrons soin de la biodiversité non seulement en suivant les recommandations de l’IPBES, mais aussi (et surtout) en renouant intimement avec le vivant (8).

La pire des extinctions serait-elle alors celle de notre lien organique au vivant ? Ce que l’entomologiste Robert Pyle qualifiait en 1978 d’ « extinction de l’expérience » (9) et qui contribue à invisibiliser, dans un double mouvement, la destruction généralisée de la biodiversité et les faisceaux d’interdépendance qui relient les vivants entre eux – nous y compris, en tant que vivants parmi les vivants.

Identifier les plantes sauvages, savoir lesquelles sont les premières à fleurir à l’arrivée des beaux jours, reconnaître les chants d’oiseaux, noter et célébrer chaque année l’arrivée des hirondelles au printemps… Autant de formes de connaissance qui relient, qui nous tissent au monde vivant (10). Et qui, parce qu’elles ouvrent au rétablissement d’un lien intime, sensible, permettent de lutter contre l’extinction de l’expérience et ce vide glacial que la désagrégation des populations animales et végétales creuse en nous et autour de nous.

Nommer, c’est faire exister la myriade de formes de vie rendues muettes, invisibles, immobiles, inaptes par l’emploi d’un seul et même terme : celui de « nature »

Arrêtons-nous sur le cas des plantes et ce que décrit la naturaliste Frances Theodora Parsons dans How to Know the Wildflowers, premier guide de terrain consacré aux fleurs sauvages d’Amérique du Nord, publié en 1893. Selon Parsons, ne pas connaître les plantes, ne pas les nommer, fait de nous des « étrangers » parmi elles. Elle procède, comme le souligne Estelle Zhong Mengual, à une élégante inversion de l’identification : « ce ne sont pas les plantes qui sont des inconnues, formule qui nous viendrait spontanément à l’esprit, mais soi (en tant que manière d’être vivant parmi d’autres et tissée à d’autres) ». En ce sens, « l’ignorance du nom des plantes exclut, non pas du cercle des érudits, mais du cercle des plantes elles-mêmes […] Sans le nom, il n’y a personne. Ou plutôt : on ne peut être personne parmi ces plantes […] c’est-à-dire qu’on ne peut pas établir de relations. » (10) L’absence de connaissance coïncide ici avec un empêchement de la relation. Et ainsi une privation d’un pan de l’expérience.

Car nommer, tâche discrète mais puissante, c’est savoir distinguer. C’est, par conséquent, faire exister la myriade de formes de vie rendues muettes, invisibles, immobiles, inaptes par l’emploi d’un seul et même terme ô combien réducteur : celui de « nature ». C’est mettre en œuvre une connaissance qui fait de la place à l’altérité, qui relie plutôt qu’elle ne sépare, qui fait cheminer vers une « culture du vivant » – une culture vivante face à l’extinction de l’expérience ?

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Extinction - Nick Brandt - rangers

Nick Brandt – Rangers with tusks of killed elephants
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CIMETIÈRE D’ÉLÉPHANTS

Une habitude donc. À ceci près que cette mise à jour de la Liste rouge constitue en soi une petite révolution : pour la première fois, l’UICN a évalué séparément les éléphants des forêts (Loxodonta cyclotis) et ceux des savanes (Loxodonta africana), auparavant considérés comme une seule et même espèce – bien que cela fasse consensus depuis quelques années (11). Mais la véritable révolution se situe ailleurs. Dans les sylves tropicales d’Afrique centrale et occidentale, où la population de Loxodonta cyclotis a chuté de plus de 86 % en 31 ans, c’est-à-dire en l’espace d’une génération ou, pour le dire personnellement, depuis le crépuscule de ma naissance – comment alors ne pas plonger dans une certaine forme de mélancolie… Et dans les savanes et déserts d’Afrique sub-saharienne, où la population de Loxodonta africana a quant à elle diminué d’au moins 60 % au cours des cinquante dernières années.

Que nous donnent à voir ces chiffres que nous refusons de voir en face ? Que nous disent-ils ? Les chiffres parlent mais nous n’écoutons pas – ou plutôt, nous n’écoutons pas les scientifiques qui en sont à l’origine et, si l’on pousse le bouchon un peu plus loin, nous n’écoutons pas le silence assourdissant laissé par les vies innombrables anéanties des suites de nos modes de vie modernes. « C’est quelque chose d’extraordinaire que nous ayons rendu la Terre aussi mutique. » (7)

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HANTÉ·ES PAR DES SPECTRES

Nous sommes hantés par les spectres de vivants plus tout à fait vivants, d’« espèces mortes ambulantes » telles que désignées et dénombrées, à hauteur d’un demi-million, dans le rapport de l’IPBES (12). Respectivement considérés « en danger » et « en danger critique » d’extinction par l’UICN, les éléphants des savanes et des forêts nous lancent-ils un ultime signal d’alarme ? Ce qui est sûr, c’est que « si nous ne changeons rien, les éléphants pourraient prochainement s’éteindre à l’état sauvage. C’est la prochaine étape, mais nous ne voulons pas en arriver là », comme le souligne Benson Okita-Ouma, responsable du groupe de spécialistes des éléphants africains à l’UICN (13).

Les éléphants d’Afrique existent encore, mais ils sont à peine les descendants des hardes tonitruantes et barrissantes qui faisaient vibrer les forêts et savanes africaines il y a encore une cinquantaine d’années. À l’image du méliphage régent (Anthochaera phrygia), oiseau chanteur endémique d’Australie, à un pas de l’extinction, et dont le chant se perd peu à peu, faute de tuteurs pour apprendre aux jeunes mâles la « culture vocale » de leur espèce – clé de la reproduction et de la défense du territoire (14). Réduisez le nombre de congénères, et donc d’interactions entre eux, et vous détricotez un à un les fils qui tiennent une culture. Car une culture, qu’elle soit humaine ou non-humaine, est maintenue vivace par ces interactions, par le truchement des interrelations.

Penser quelles formes les vivants ont données, donnent et donneront au monde : est-ce une voie à même de nous toucher et de nous mobiliser face à l’extinction ?

L’extinction de l’expérience est ici autre qu’humaine : celle d’une culture vocale chez un oiseau chanteur australien, celle de la « civilité » chez les éléphants (15), ou encore celle des techniques de chasse chez les cétacés (16). Il y a là une piste à relever, récemment proposée par Vinciane Despret, pour nous toucher et nous mobiliser face à la sixième extinction : penser quelles formes – notamment culturelles – les vivants ont données, donnent et donneront au monde. Pas uniquement les formes concrètes des interdépendances (une cascade d’êtres risquant de disparaître à la suite de l’extinction d’une espèce par exemple), mais aussi les formes bien plus discrètes des perceptions du monde de ces êtres que nous perdons du fait de leur disparition (17).

Que deviendrait alors la « conservation » si on la reliait à la « culture du vivant » ? Une culture de la défense du vivant ? Une culture des luttes pour le tissu du vivant qui nous tient et nous anime (18) ? Il y a là quelque chose à (ré)inventer.

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Extinction - Nick Brandt - tusks

Nick Brandt – Ranger with tusks of killed elephant
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LE PARADOXE DE L’EXTINCTION

Tigre, lion, éléphant, girafe, panda, guépard, ours polaire, gorille… Depuis le plus jeune âge, nous peuplons nos imaginaires de « populations virtuelles » abondantes de ces animaux sauvages starifiés qui, dans le même temps, voient leurs « populations réelles » dépeuplées par les conséquences en cascade de l’exploitation irrépressible que nous opérons du système Terre, repoussant sans cesse le cadre des limites planétaires.

Étrange paradoxe de nos sociétés de plus en plus (dé)connectées et virtuelles, où la fiction prend le pas sur la réalité. Où des espèces considérées comme charismatiques – car omniprésentes dans le commerce, le divertissement et les médias (cinéma, publicité, jouets…) – sont pourtant menacées d’extinction, et ce, sans que nous en ayons conscience.

À titre d’exemple : la girafe de Nubie (Giraffa c. camelopardalis), considérée comme la plus menacée au monde, a connu une baisse dramatique de sa population entre 1985 et 2015 (97 %). Seuls 455 individus matures subsisteraient aujourd’hui entre le Soudan, le Soudan du Sud et l’Éthiopie (19). Pendant ce temps, en France, on dénombre chaque année plus de ventes de jouets « Sophie la Girafe » que de naissances d’enfants (plus de 700 000 en 2016) (20) …

Ceci n’est pas une prédiction : c’est un futur tellement proche qu’il est le présent, mais le présent en tant qu’il est la matrice de l’à-venir

Comment expliquer cette dissociation entre le réel et le perçu ? Selon les auteurs de l’étude L’extinction paradoxale des animaux les plus charismatiques (21), la popularité de ces « animaux stars » biaise notre perception. En d’autres termes, nous surreprésentons les éléphants, lions, tigres et autres gorilles dans notre quotidien, les pensant donc bien plus répandus qu’ils ne le sont réellement dans le milieu sauvage.

Plus paradoxal encore, et même carrément cynique : les animaux sauvages les plus appréciés sont aussi ceux que nous préférons tuer. Les lions sont victimes de la chasse au trophée, les éléphants du braconnage pour leurs défenses. Les tigres sont massacrés au profit de la médecine traditionnelle chinoise. Quant aux grands singes, ils sont chassés pour leur viande. Et pour noircir le tableau : plus ces espèces deviennent rares, plus elles attirent la convoitise (22).

Nous sommes pris dans des boucles de rétroaction dont nous ne pourrons bientôt plus nous défaire. « Ceci n’est pas une prédiction : c’est un futur tellement proche qu’il est le présent, mais le présent en tant qu’il est la matrice de l’à-venir. Le présent en tant qu’il est ce qu’il faut travailler. » (23)

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Extinction - Nick Brandt - lion

Nick Brandt – Trophy of lion
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QUESTION(S)

Que deviendront les éléphants et toute la cohorte d’autres vivants moins emblématiques, moins étudiés, moins appréciés, quand leurs derniers représentants ne seront plus maintenus en vie qu’artificiellement, dans des réserves dites « naturelles » ou par des programmes de conservation ex-situ – c’est-à-dire hors-sol ? Et en corollaire : que deviendront les histoires que l’on raconte à nos enfants quand les éléphants qui peuplent leurs livres ne peupleront plus la Terre (que dans nos imaginaires) ? Que deviendrons-nous alors ?

Est-ce cela que nous souhaitons : un monde sans éléphants ?

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« Tout est semblable et pourtant tout a changé […] Comme elle est subite cette absence ! Ils étaient, ils ne sont plus. Un trou en leurs lieu et place. Or chacun va à ses occupations dans la ville, au bord de ce gouffre béant, comme si rien ne s’était passé. Serais-je seul à m’être avisé de leur disparition ? Cette langueur nouvelle, pourtant, je ne l’invente pas. Cette torpeur ! Je ne l’invente pas. »

Éric Chevillard (24)

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Couverture / Nick Brandt – Accross The Ravaged Land

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RÉFÉRENCES

Nick Brandt – Elephant footprint on lake bed
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