C’est un plaisir que de retrouver Openfield, la “revue ouverte sur le paysage”. Un premier entretien, en décembre 2019, où nous esquissions l’idée de revoir la forme de nos expéditions, de les relocaliser c’était dans le n°14 · Diversité. Un second, trois ans plus tard, où nous revenons sur cette “exploration du proche”, justement, qu’est Loire Sentinelle cette fois-ci dans le n°20 · Itinéraires.

Retrouvez l’entretien fleuve – c’est le cas de le dire – accordé à Armande Jammes pour ce vingtième numéro consacré à la question des “Itinéraires” et, dans notre cas, aussi, de l’itinérance. Un bel anniversaire à Openfield qui fête là son dixième anniversaire ! Morceaux choisis.

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ITINÉRAIRES, ITINÉRANCES

LOIRE SENTINELLE – OPENFIELD, FÉVRIER 2023

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De mai à juillet 2022, Barbara Réthoré et Julien Chapuis ont parcouru, à pied puis en canoë, les plus de 1000 km que constitue la Loire depuis ses sources jusqu’à son estuaire. L’objectif de cette descente, pour les deux biologistes, est de pouvoir proposer une première cartographie globale du fleuve sous le prisme de sa biodiversité et de sa plasticodiversité. Mais ce fut aussi un temps d’exploration sensible et de création ; se sont embarqué·es avec elleux un photographe, deux écrivaines, une dessinatrice, un journaliste ou encore une vidéaste. Retours et échanges autour de cette expédition.

Lors de notre dernier entretien dans Openfield, en 2019 (n°14 · Diversité), vous abordiez le fait que vous alliez revoir la forme de vos expéditions, notamment en termes d’impact sur le milieu et le vivant. L’expédition Loire Sentinelle s’inscrit donc dans cette réflexion. Comment avez-vous pensé cette expédition au vu des enjeux liés aux changements climatiques et à l’effondrement de la biodiversité ?

Dans ce qui se maintient sous le nom de « crise » (écologique, climatique, sociale…), nous portons tou·tes une responsabilité à l’égard du vivant et de son devenir. Il nous paraissait donc normal de revoir notre copie et de repenser nos missions de fond en comble, d’expérimenter de nouveaux outils et d’inventer de nouvelles formes d’exploration, plus frugales. Avec notamment des objectifs « bas carbone » et « zéro déchet », et plus largement une réflexion globale sur les piliers de l’empreinte écologique – à savoir l’alimentation, les transports, l’énergie, les déchets. Cela s’est traduit par l’adoption de modes de transport doux, à faibles émissions (marche et canoë, avec une embarcation pliable pour faciliter les navettes en train) ; une alimentation sobre (végétale, biologique, locale, en vrac et de saison) ; l’utilisation de batteries solaires pour l’ensemble de nos besoins énergétiques (batteries que nous utilisons quotidiennement à la maison) ; la filtration de l’eau de la Loire pour nos besoins en eau potable ; la familiarisation des artistes en résidence lors de l’expédition aux pratiques écologiques en bivouac, etc.

Nous avons aussi inspecté tous les aspects de nos protocoles scientifiques en matière d’impact, en développant par exemple un filet préleveur pour les microplastiques avec des extensions réutilisables plutôt que jetables. Quant à la technique de l’ADN environnemental — pas avare en déchets plastiques, le matériel étant à « usage unique » pour réduire le risque de contamination —, des collègues maquettistes au sein de notre coopérative ont récupéré l’ensemble des tuyaux, entonnoirs, gants pour les (ré)utiliser dans la construction de maquettes de… bassins versants. La boucle est bouclée !

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L’une des beautés de ce projet est la dimension d’itinérance et d’immersion. Pendant 85 jours vous n’avez pas quitté (ou presque, suite à une avarie matérielle) le lit du fleuve, vous avez traversé des paysages auxquels on ne peut pas avoir accès, si ce n’est au fil de l’eau. Que reste-t-il du “sauvage” de la Loire ? 

Nous avons vécu dans les « trajets de l’eau » – pour reprendre une expression chère à Jim Harrison – pendant 3 mois et sur plus de 1 000 km, et force est de constater que ce n’est pas chose aisée : quelques kilomètres à peine après ses sources, la Loire vient déjà buter contre un barrage, celui de La Palisse, puis viennent ceux de Grangent, Villerest… Ces discontinuités induites par les barrages – grands et petits – nous ont aussi impacté physiquement : nous devions contourner chacun de ces obstacles avec nos embarcations et porter nos quelque 200 kg de matériel. En amont des barrages, la navigation est très particulière, avec sous le canoë des dizaines de mètres d’eau et les gorges de Loire ennoyées. En aval, c’est un tout autre monde : les lâchers de barrages quasi inexistants ont rendu la navigation plus difficile encore. Cette confrontation directe à des obstacles majeurs a bouleversé notre définition de « fleuve sauvage » ; c’est aussi vrai avec les infrastructures lourdes, comme les 4 centrales nucléaires qui jalonnent le cours de la Loire moyenne, ou la centrale à charbon de Cordemais, la raffinerie de Donges et les diverses industries de l’estuaire.

Dans le même temps, l’itinérance en canoë a rendu possible l’approche de milieux de vie autrement inaccessibles. C’est évidemment là, et surtout là, que les dynamiques du sauvage s’expriment. En Loire comme ailleurs, la vie sauvage se fait une place plus qu’on ne lui en laisse. À notre sens, ce qui est sauvage c’est ce qui naît, vit, se déplace, interagit librement, ce qui s’organise spontanément, en dépit des contraintes et pressions anthropiques.

Mais « sauvage » ne doit pas non plus être perçu comme le simple opposé d’« anthropique » ou de « domestique ». Si l’on prend le cas des bernaches du Canada – ces oies d’origine nord-américaine introduites et implantées en Europe –, que nous avons régulièrement côtoyées au fil de l’eau, elles échappent à ces catégorisations et nous aident à échapper aux dualismes. Elles ne sont ni sauvages, ni domestiques (ou bien les deux à la fois) mais férales : autrefois domestiquées, elles sont revenues à l’état sauvage. Ce faisant, elles brouillent les frontières, génèrent du trouble. Et c’est comme ça partout en Loire : ses paysages vivants, ses habitants, son histoire sont tout à la fois sauvages et anthropisés.

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Loire Sentinelle / Jean-Félix Fayolle – Zeppelin Network
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Loire Sentinelle, est en fait un projet voué à se développer dans le temps. L’objectif étant, par exemple, de pouvoir faire de nouvelles analyses et ensuite de les comparer. Vous préparez, je crois, une remontée du fleuve, pour partager les retours et vos analyses auprès des différents publics, associations, organismes que vous avez rencontrés lors de votre descente. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? 

Après avoir descendu le cours intégral de la Loire, nous avons dans l’idée de le remonter et ainsi de « faire remonter les résultats » (une expression que l’on utilise souvent en sciences) de cette première saison de Loire Sentinelle. Une manière de rendre la pareille aux personnes et collectifs qui nous ont accueilli·es l’année dernière, et d’interpeller le plus grand nombre sur l’état de la Loire et de nos relations avec elle. C’est un juste retour des choses et la continuité logique de ce projet de recherche-action-création. Ce qui ne nous empêchera pas de poursuivre l’enquête, avec les artistes associé·es en résidence, en Loire et sur ses affluents – Allier, Cher, Indre, etc. –, dans une « vision bassin versant » qu’il nous faut à tout prix développer.

Le temps fort de cette saison 2 prendra donc la forme d’une « Grande Remontée ». Très concrètement, nous allons remonter le cours de la Loire, depuis l’estuaire jusqu’à Orléans, voire Nevers, à bord de bateaux traditionnels à voile et à fond plat. Nous planifions cette remontée du 31 août au 1er octobre, remontée qui sera rythmée par de nouvelles escales – rencontres avec les Ligériens et Ligériennes.

Et pour tout vous dire (ou presque), nous avons décidé de réserver la primeur des résultats à la Loire Amont autour d’un autre événement qui se déroulera début juillet. Il s’agira d’une « marche pour l’eau » d’une semaine le long de la ligne de partage des eaux entre le bassin versant de la Loire et celui du Rhône. L’occasion d’être aux côtés du collectif SOS Loire Vivante qui luttait déjà, il y a plus de 30 ans, pour une Loire libre, vivante et sauvage. Notre projet tente, à son rythme et à son échelle, de poursuivre ce geste ; ce n’est que le début, tout reste à faire !

Un entretien à retrouver dans son intégralité ici

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Q.Hulo - Zeppelin / Openfield

Loire Sentinelle / Quentin Hulo – Zeppelin Network
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Un entretien réalisé par Armande Jammes pour la revue en ligne Openfield

Accompagné des photos de Jean-Félix Fayolle et de Quentin Hulo – Zeppelin Network