Pour faire suite à sa chronique l’an passé dans Libération sur le meurtre de Berta Cacérès – « Donner sa vie pour la défense des rivières » – et à la publication la même année de « La Verticale du fleuve », Clara Arnaud, résidente invitée à bord de Loire Sentinelle, continue de tisser des textes au fil de l’eau et d’explorer ce que notre rapport aux cours d’eau dit de nos sociétés.

Dans cette chronique en deux épisodes, publiée pour les tribunes Agir pour le vivant de Libération, Clara Arnaud nous livre ses premières impressions et revient sur ses deux semaines de Résidence flottante passées entre Tours et Les Ponts-de-Cé, au rythme du fleuve, de ses habitants humains et autres qu’humains, des échantillonnages et des escales. L’occasion de pister de premières traces en Loire – celles laissées par tous les vivants (empreintes, ADN environnemental…), comme celles délaissées par les seuls humains (microplastiques, radioactivité…).

 
 

DANS LES MÉANDRES DU FLEUVE

PARTIE 2 – UN CADEAU DE CENT MILLE ANS

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« Mais vous, à titre personnel, qu’est-ce que ça vous fait de travailler pour une industrie qui va laisser aux générations futures, pour les millénaires à venir, des déchets dangereux, des traces indélébiles ? » Julien Chapuis ne prend pas de pincettes pour interroger le représentant de la centrale nucléaire de Chinon qui nous accueille ce jour. Les embarcations ont été mises en sécurité. Pour l’occasion, nous arpentons la terre ferme. « Vous savez, la Centrale est là depuis 60 ans, pour les gens d’ici, ce n’est pas un sujet. » Avec douze réacteurs installés le long de son cours, la Loire est peut-être le fleuve le plus sauvage d’Europe, mais aussi l’un des plus nucléarisés. Les traces de radioactivité ont cela de singulier qu’elles sont inodores, invisibles, mais ont des effets et une persistance dans le temps de très grande ampleur. L’homme du 20e siècle a créé une industrie capable de produire des déchets qui survivront à l’humanité, rien de moins.

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Une semaine plus tôt je plongeais déjà dans le bain nucléaire, en novice. C’est Dominique Boutin qui me réceptionne en gare de Tours, un matin de juin. Militant mi-pirate mi-savant, de noir vêtu, il cache ses yeux lagons derrière des lunettes noires, un chignon négligé. Dominique Boutin est pédologue de formation, un expert des sols, amateur de vin et de patrimoine, qui connaît la Loire comme sa poche. Et militant anti-nucléaire. Mais pas n’importe lequel, il fait partie des experts que consulte l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN), le gendarme du secteur. « En France, on va à l’accident, ce n’est pas une option ». Son dada, c’est l’analyse fine des données et leur confrontation avec le discours de l’exploitant.

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Je l’accompagne sur le site des prélèvements, à proximité de la centrale nucléaire de Chinon, avec l’un des groupes du collectif Sortir du nucléaire. Armé d’un seau et de godets de laboratoire, une équipe de cinq bénévoles effectuera ses prélèvements trimestriels, en amont et en aval de la centrale, sur les deux rives du fleuve. Envoyés à l’ACRO – un laboratoire indépendant et citoyen –, ces échantillons permettront de mesurer les taux de tritium, l’hydrogène radioactif dans la Loire. Les centrales sont autorisées à en rejeter en deçà d’un seuil jugé « sans impact » et une surveillance est réalisée par l’Agence Nationale pour la Gestion des Déchets Radioactifs (ANDRA). Mais les antinucléaires pointent du doigt des incohérences : on ne se pose que la question des moyennes une fois le tritium dilué, on n’interroge pas l’impact que peuvent avoir de très fortes concentrations suite aux rejets, dont personne ne connaît les dates. « Les prélèvements, c’est une petite chose, mais ça peut avoir de grands impacts, c’est une manière de montrer que les citoyens peuvent agir avec de petits moyens », m’explique Dominique Boutin.

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La centrale se dresse enfin devant nous. Au loin, la Loire coule paresseusement. Sur sa rive gauche, s’étale sur 150 hectares le site de la centrale de Chinon. À l’horizon, les bâtiments gris, massifs, des cubes pour les réacteurs, de grandes structures aux formes de stade de foot qui servent à refroidir la matière et cette boule de béton, premier réacteur nucléaire que la France avait fièrement dégainée comme garantie d’avenir et de progrès en 1957. Tout autour, des grillages dignes d’un camp militaire. Depuis le pont en aval de la centrale, qu’on rejoint à pied, on distingue la « clarinette »,  tuyau d’où les rejets de tritium et d’une vingtaine d’autres radionucléides sont réalisés.

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Sur les berges en contrebas, il faut marcher pour rejoindre l’eau. La Loire, famélique et tiédie par un mercure qui affiche près de quarante degrés, est chargée de cyanobactéries. « Le gros problème, ce sont les céréaliers, toute la chimie qu’ils utilisent. La vigne, ça s’améliore. » Dans cette région, les déchets des centrales nucléaires s’additionnent à ceux agricoles. Un couple débarque soudain, ils descendent de leurs vélos harassés de chaleur, s’avancent vers la rive avec leur pique-nique. L’homme écoute la conversation entre les préleveurs. « Avec l’étiage là, t’imagine les concentrations dans l’eau ? Qui se penche sur la question de ces expositions répétées ? » L’homme s’avance : « Moi j’ai grandi en bord de Loire, on se baignait tout le temps. Et puis j’ai travaillé à la centrale. J’étais à la sécurité, j’allais pas en zone, mais je les voyais, les gars qui ressortaient, avec leurs combinaisons de cosmonautes. Et depuis le covid je me pose plus de questions, sur nos modes de vie. Mais est-ce qu’on pourrait vraiment arrêter les centrales ? On est trop dépendants. Puis il lorgne l’eau du fleuve, un voile passe sur son visage. Là, tout d’un coup, j’ai plus envie de me baigner. »

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Dans le centre d’accueil des visiteurs de la centrale, quelques jours de navigation plus tard, le référent EDF, explique avec force de conviction le processus de production de l’énergie dans une centrale nucléaire, de l’arrivée du « combustible » – l’uranium – à la production d’électricité. Au cours de ce processus « magique », la centrale laisse dans la Loire diverses traces, de court terme, comme les rejets de tritium, considérés à « courte vie et faible radioactivité », treize années tout de même, à ceux à long, très long terme, un vertige de cent mille ans pour les déchets à « longue vie et forte radioactivité », susceptibles de provoquer des dommages majeures.

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Sur l’écran de la salle de réunion, s’affiche l’image d’un port dans lequel un cube rouge a été représenté, de la taille d’un très gros monument : « Tous les déchets de longue vie et de haute radioactivité produits depuis 40 ans par l’intégralité de l’industrie nucléaire tiennent dans ce volume, commente Mr EDF. » Un gros paquetcadeau empoisonné pour les vivants du futur, qui pose de vertigineuses questions. Que faire de ces déchets ultra-dangereux ? Faut-il mieux les laisser en surface, ou les enfouir ? Qui veut vivre avec sous ses pieds des déchets d’une grande toxicité et d’une durée de vie plurimillénaire ? À considérer que ces déchets vitrifiés, placés dans leur gaine de béton, n’aient aucun impact à court terme, comment s’assurer qu’ils ne seront jamais exhumés ? Garantir que la signalétique pensée par l’humain du 21e siècle parlera aux vivants de l’an 3 000, 10 000 ? Nous quittons la centrale, passant le portique de sécurité digne d’un aéroport, face à un puits de questions sans réponse.

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Le lendemain, les orages s’abattent sur la Loire, le vent maritime s’engouffre dans son cours, ralentit la progression des embarcations. Nous faisons escale dans un hôtel presque désaffecté. La digue qui sépare le village de la Loire indique le niveau de la crue historique de 1856. À peine plus loin, les cheminées de la centrale relâchent une vapeur brûlante. Entre la fission de l’uranium, et sa transformation en électricité, deux tiers de l’énergie produite est perdue au cours du processus. « On pourrait utiliser la chaleur de la vapeur d’eau qui sert au processus de refroidissement, mais il faudrait accepter que les centrales soient implantées à côté des besoins. Par exemple, avoir un réacteur dans Paris », avait commenté Mr EDF.

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On croise un splendide balbuzard pêcheur, un poisson dans les serres, peu avant le franchissement de la centrale en canoë. Ces zones délaissées par l’humain sont paradoxalement des « refuges » pour la faune, qui ignore tout du concept de radioactivité. Et plus loin, alors que l’on pagaie dans le lit de la Loire, immergé·es entre ses îles, côtoyant ses habitants, aquatiques, terrestres, on oublie les contraintes qui s’imposent à elle, les barrages, les digues et les centrales. On oublie que ses eaux contiennent ADN et microplastiques, déchets chimiques et isotopes radioactifs, qu’elles impriment tout – miroir de nos modes de vies insoutenables ; et l’on croit voir, dans une illusion magnifique, le fleuve mythologique, pur, sauvage, des rêveries de l’enfance.

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La première partie ici.

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Une chronique de Clara Arnaud, écrivaine invitée de la Résidence flottante, pour les tribunes Agir pour le vivant de Libération.

Cette année encore, Libération accompagne le festival Agir pour le vivant qui tiendra sa troisième édition à Arles du 22 au 28 août, et nous y serons !

Photo de couverture : Quentin Hulo

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