On déforeste, on envahit des écosystèmes, on met artificiellement en proximité des animaux sauvages chassés de leur habitat naturel, on concentre des animaux d’élevage dans des environnements où règnent promiscuité et homogénéité…
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En créant ces nouveaux contacts, en générant ces nouvelles interfaces, nous faisons un pont d’or à des agents infectieux pour qu’ils se recomposent, passent de l’animal à l’homme par saut d’espèce, se propagent et fassent pandémie. Ce que Serge Morand, écologue intéressé aux relations biodiversité-santé, nomme « l’épidémie des épidémies » (1), c’est-à-dire l’explosion récente, ces 60 dernières années, du nombre de maladies infectieuses d’origine animale – les zoonoses – du fait de notre emprise grandissante sur la biodiversité.
Passés le traumatisme et la sidération, la pandémie de Covid-19 agit comme un révélateur de notre (inter)dépendance avec le reste vivant. Elle met en relief l’inadéquation de nos relations aux non-humains en général. Et nous pousse plus précisément à prendre du recul et à engager la réflexion sur notre rapport aux autres animaux, qu’ils soient sauvages ou domestiques.
LA BIODIVERSITÉ COMME ALLIÉE
Puisqu’elle abrite de nombreux pathogènes, la tentation est grande de penser que la biodiversité représente une menace et qu’il serait de bon ton d’éradiquer chauves-souris, pangolins et autres animaux jugés – à tort ! – responsables des pandémies passées, en cours et à venir. On pourrait aussi croire que la menace diminue avec la régression : les mammifères sauvages ne représentent plus que 4 % de la biomasse des mammifères terrestres, les humains et leurs bétails… les 96 % restants (2).
Bien mal nous en prendrait car plus la diversité d’hôtes (potentiels ou effectifs) est importante plus il y a de pathogènes qui circulent à bas bruit – c’est-à-dire qui se transmettent mal et restent peu contagieux. Ce qu’on appelle l’effet de dilution (3) et qui explique entre autres la relation établie entre la survenue d’épidémies, la déforestation et l’expansion agricole (4).
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En réduisant la biodiversité, on augmente la probabilité qu’un virus passe d’une espèce à l’autre et atteigne l’humain
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Contre-intuitif, non ? Ainsi, l’effondrement de la biodiversité – à tous ses niveaux, des écosystèmes aux gènes en passant par les espèces – augmente considérablement le risque d’émergence et de propagation des maladies infectieuses en modifiant à la fois l’abondance, le comportement et la condition des espèces hôtes et/ou vectrices (5). Il existerait même un lien entre la multiplication de ces zoonoses et le nombre d’espèces menacées d’oiseaux et de mammifères (6).
C’est ainsi que nous transformons des écosystèmes, où les organismes évoluent en équilibre dynamique, en « pathosystèmes » où les mécanismes de régulation sont bouleversés et les moyens de propagation exacerbés (7). Cet équilibre rompu, des barrières d’espèces peuvent être franchies par les pathogènes du fait d’une proximité inédite entre espèces sauvages et/ou domestiques, de contacts et/ou d’ingestions répétés (8). La diffusion des pathogènes est ensuite dépendante de la mobilité des porteurs. Et nous faisons de formidables porteurs !
CES ÉPIDÉMIES QUE NOUS MONDIALISONS
Les virus bénéficient de l’immense réseau de diffusion que leur ouvre l’expansion des activités humaines. Le trafic aérien en est un exemple patent : entre 1970 et 2018, le nombre de passagers a bondi de 1200 % tandis que le transport de marchandises a augmenté de 1300 % (1). Un marqueur parmi d’autres de la « Grande accélération » que nous faisons subir au système Terre. C’est ainsi qu’un virus avec un petit cluster de transmission quelque part dans le monde se retrouve connecté à un hub international, atteint très rapidement plusieurs pays, se propage, devient difficile à contenir, puis totalement incontrôlable (9). Ça vous rappelle quelque chose ?
Aujourd’hui, les micro-organismes avec qui nous coexistons et entretenons des relations changeantes, parfois pathogéniques, parfois non, tirent avantage de notre expansion et de celle de nos animaux d’élevage – un maillon essentiel dans la transmission des maladies infectieuses à l’homme. Nous constituons pour eux une immense niche écologique. Ainsi, un virus qui effectuait encore son cycle biologique dans une population de chauve-souris quelque part en Asie à l’automne 2019, émerge sur un marché chinois d’animaux sauvages en décembre 2019, pour finalement s’étendre à la planète toute entière en mars 2020 (10).
LE « POINT DE VUE » DU VIRUS
L’extension du territoire humain à l’échelle planétaire – voire extra-planétaire, cf. Elon Musk et sa dangereuse lubie de conquête spatiale –, cette idée qu’on pourrait être chez nous partout, se traduit par un effet en cascade : nous nous pensons radicalement différents du reste du vivant et, ce faisant, la conception de la population humaine comme une population animale au sein d’un écosystème est quasi absente (11).
Cette « vision écologique » de l’humanité, très minoritaire dans nos sociétés occidentales et modernes, nous propose précisément de considérer la population humaine du point de vue des « intérêts » du virus, comme un grand champ à moissonner (5) : grande densité, interconnexion généralisée des espaces, intensification des échanges et des flux, uniformisation mondialisée, simplification et fragilisation des écosystèmes, inégalités de système de santé (donc de vulnérabilité) selon les lieux… Nous apportant ainsi de précieux outils pour penser la complexité du vivant, raisonner dans des logiques systémiques et évolutives, établir de nouvelles manières d’habiter le monde.
Elle nous écarte de l’idée (fausse) que nous serions en guerre contre les virus – et le reste du vivant d’ailleurs – et nous invite à voir que « le problème est moins de lutter contre un ennemi invisible que d’apprendre à vivre avec des entités biologiques qui ont leurs modes d’existence propres. Il s’agit moins de se préparer au pire que de tirer une fois pour toutes les leçons de cette vie commune, de ces devenirs partagés » (12). Elles sont ici toutes trouvées, reste à en prendre acte.

DIX LEÇONS PAR TEMPS D’ÉPIDÉMIE(S)
- Leçon 1 : nous sommes un environnement pour nos pathogènes, pensons-nous comme tel pour anticiper ce qui sera inévitablement la prochaine pandémie.
- Leçon 2 : les virus ne sont pas nos ennemis, ce sont nos comportements qui nous exposent à leurs potentiels ravages. Abandonnons ces vieilles métaphores guerrières.
→ L’incroyable carte interactive des virus (Virus map, Université de Lyon)
- Leçon 3 : santé humaine, santé animale, santé des écosystèmes sont étroitement liées – l’une ne va pas sans les autres.
- Leçon 4 : nous ne survivrons pas dans un monde stérile, sans cohabiter avec de nombreux micro-organismes. Il y a plus de bactéries (1013) que de cellules humaines (1012) dans notre corps ; nos mitochondries sont d’anciennes bactéries ; 10 % du génome humain provient de virus. CQFD.
→ Sans les rétrovirus, nous ne serions pas humains !
- Leçon 5 : le trafic d’animaux sauvages et l’élevage intensif sont deux bombes à retardement épidémiologiques.
- Leçon 6 : les épidémies soulignent l’instrumentalisation du vivant que nous réduisons à un outil de production, dont l’élevage intensif est un exemple criant.
- Leçon 7 : les épidémies qui nous frappent de plus en plus fréquemment ne sont qu’une facette des mutations écologiques planétaires en cours et à venir.
- Leçon 8 : rompons avec le déni des perturbations profondes causées par les activités humaines et utilisons ce que nous savons pour amorcer les changements radicaux qui s’imposent.
- Leçon 9 : le pire n’est pas certain mais il nous incombe de modifier fondamentalement nos systèmes (économiques, sociaux, sanitaires…) en fonction de nos relations au vivant.
- Leçon 10 : le geste barrière ultime, c’est celui de l’écologie.
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Couverture / Image au microscope électronique à balayage : des virus bactériophages (en vert) attaquent des bactéries (en violet). Crédit : Helmholtz Center for Infection Research, Allemagne – Colorisation : Dwayne Roach, Institut Pasteur, France
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Références
- (1) « Cette crise doit nous engager à agir : la pandémie de coronavirus va-t-elle pousser l’espèce humaine à (enfin) respecter la biodiversité ? » par Marie-Adélaïde Scigacz – France Info, 8 avril 2020
- (2) « The biomass distribution on Earth » par Bar-on, Phillips et Milo – PNAS, 21 mai 2018
- (3) « Biodiversity inhibits parasites : broad evidence for dilution effect » par Civitello et al. – PNAS, 14 juillet 2015
- (4) « Deforestation tied to changes in disease dynamics» par Katarina Zimmer – The Scientist, 29 janvier 2019
- (5) « One Health : pandémie de Covid-19 » – Le Muséum National d’Histoire Naturelle, 17 avril 2020
- (6) « Infectious diseases and their outbreaks in Asia-Pacific: biodiversity and its regulation loss matter » par Morand et al. – Plos One, 25 février 2014
- (7) « Coronavirus : la disparition du monde sauvage facilite les épidémies » propos de Serge Morand recueillis par Juliette Duquesne – Marianne, 17 mars 2020
- (8) « Quels risques pour la santé des animaux sauvages dans le contexte actuel de pandémie Covid-19 ? » par Sabrina Krief – MOOC Vivre avec les autres animaux, avril 2020 / « Arrêter de maltraiter les animaux et les écosystèmes est aussi un impératif de santé humaine » – Tribune Le Monde, 6 mai 2020
- (9) « Les futures épidémies que nous vivrons » par Léo Grasset – Dirtybiology, 23 avril 2020
- (10) « La prochaine pandémie est prévisible, rompons avec le déni de la crise écologique » par Un collectif d’écologues – Libération, 8 avril 2020
- (11) « Virginie Maris, philosophe de l’environnement : sans prise de conscience, les épidémies vont se répéter » par Marianne Enault – Le Journal du Dimanche, 12 avril 2020
- (12) « Politiques de l’amphibiose : la guerre contre les virus n’aura pas lieu » par Charlotte Brives, anthropologue des sciences et de la santé – Le Média, 31 mars 2020
Pour aller plus loin
- – « La biodiversité, c’est la santé » par Les Dossiers du Fil Vert – Libération
- – « L’urgence environnementale est bien plus pressante aujourd’hui » entretien de Serge Morand réalisé par Fabien Trécourt – CNRS le Journal, 6 mai 2020
Nos contributions
- – « Chauves-souris : coupables idéales » – Natexplorers, 15 avril 2020
- – « Coronavirus : ce que le vivant nous apprend » – Natexplorers, 24 mars 2020
- – « La Covid-19 est une conséquence de nos propres atteintes à la biodiversité » – RCF Anjou, 21 avril 2020
- – « Coronavirus. Une biologiste angevine : “l’Homme est le plus grand perturbateur de la nature” » – Ouest France, 15 avril 2020
- – « Coronavirus : la destruction du vivant favorise les pandémies » – Le Parisien, 5 avril 2020
- – « Covid-19 : le symptôme d’une crise écologique » – Le Courrier de l’Ouest, 29 mars 2020