Nous manquons d’histoires où le vivant ne soit pas réduit à un cadre de vie, à un arrière-plan décoratif, ou, pire encore, à un gisement de ressources tout juste bon à être exploité ; mais soit un sujet à part entière.
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La taxonomie permet cela. En tant que discipline dont l’objet est de décrire, nommer, classer et tisser des liens de parenté entre espèces, elle dévoile et, ainsi, fait exister le vivant dans toute sa diversité.
En ce sens, elle est une invitation à peupler nos imaginaires et nos existences, non pas de nouvelles histoires mais, comme le souligne l’anthropologue Deborah Bird Rose, d’histoires plus justes : des histoires vraies (1).
Ces « histoires de (re)découvertes » sont de celles-là – comme autant d’exemples d’un savoir scientifique engagé par et pour l’exploration du monde vivant. Des histoires qui rendent visibles ce qui n’était pas, ou plus, visible. Des histoires qui nous racontent d’autres formes d’existence. Et qui nous font connaître et reconnaître d’autres espèces – nos parentes sur Terre et dans l’évolution.
Dans ce monde abîmé, et en ces temps troublés, nous espérons en tout cas qu’elles vous ouvriront un espace de respiration, de curiosité et, n’ayons pas peur des mots, d’émerveillement.
POPA LANGUR EST SON NOM
Une nouvelle espèce de singe a été découverte. Oui oui, vous avez bien lu ! Le Popa langur (Trachypithecus popa), originaire et endémique de Birmanie, rejoint les 512 espèces de primates déjà connues dans le monde.
C’est l’étude d’un spécimen présent au Muséum de Londres depuis plus de 100 ans, combinée à des prélèvements effectués sur le terrain par une équipe de recherche de l’association Fauna & Flora International, qui a abouti à la description de cette nouvelle espèce. Ça vous rappelle quelque chose ?
Sans cette alliance de méthodes, ce dialogue entre passé et présent, entre in et ex-situ, il aurait été probablement impossible d’identifier Trachypithecus popa. Tant, sur le terrain, « il serait difficile pour quiconque de le différencier des autres espèces du genre Trachypithecus » précise Roberto Portela Miguez, l’un des scientifiques impliqués dans ces recherches.
À peine décrit et déjà menacé, le Popa langur n’échappe pas à la nouvelle donne posée par la sixième extinction de masse. Avec un effectif total qui n’excèderait pas 200 à 260 individus, répartis en 5 populations distinctes, l’avenir du primate s’inscrit en pointillés, au bord du gouffre.
→ Pour aller plus loin : Natural History Museum / Zoological Research
Crédit : Thaung Win / AFP
#LeSaviezVous ❓ Le Popa langur doit son nom au mont Popa, volcan éteint dans le centre de la Birmanie, où a été localisé le plus important groupe de l’espèce, fort d’une centaine d’individus.
PERDU ET RETROUVÉ
Décrit pour la première fois en 1893, le spectaculaire caméléon de Voeltzkow (Furcifer voeltzkowi) – jugez plutôt – n’avait plus été observé depuis… 1913.
En avril 2018, l’espèce a été redécouverte dans le nord-ouest de Madagascar par une équipe de scientifiques, non sans leur donner du fil à retordre. Comme souvent, c’est dans les tout derniers moments de l’expédition que les premiers individus ont été aperçus et identifiés.
Une explication à cette « disparition » de plus d’un siècle est peut-être à trouver dans la fugacité de la vie du caméléon de Voeltzkow qui, à l’image d’une espèce étroitement apparentée, le caméléon de Labord, ne vivrait pas plus de 4 à 5 mois – soit le double du temps passé dans son œuf. Une fenêtre de temps extrêmement courte pour qui voudrait trouver des spécimens adultes.
Selon les auteurs de l’étude publiée fin octobre dans la revue Salamandra, la population découverte, avec trois mâles et une quinzaine de femelles, serait « restreinte mais viable ». Comme l’évoque Don Church, président de Global Wildlife Conservation, ce type de découvertes nous rappellent que « quand tout semble perdu, une grande aventure peut raviver l’espoir ».
Le caméléon de Voeltzkow est la sixième des « 25 espèces perdues les plus recherchées » de Global Wildlife Conservation à être redécouverte après la salamandre grimpante de Jackson (Bolitoglossa jacksoni – image de couverture), l’abeille géante de Wallace (Megachile pluto), le népenthès de velours (Nepenthes mollis), le chevrotain à dos argenté (Tragulus versicolor) et, plus récemment, le sengi de Somalie (Elephantulus revoilii) dont on vous parle plus bas.
C’est aussi la 96ème espèce de caméléon répertoriée à Madagascar, où l’on trouve près de la moitié de tous les Caméléonidés connus dans le monde. Qui dit mieux ?
→ Pour aller plus loin : Global Wildlife Conservation / Salamandra
Crédit : Franck Glaw / Zoologische Staatssammlung München
#LeSaviezVous ❓ Du trois en un : les caméléons de Voeltzkow femelles (1) sont bigarrées (violet, orange, rouge, vert, noir et blanc), (2) changent de couleur « selon l’humeur », (3) présentent sur leurs flancs des points rouges dont le nombre varie d’un individu à l’autre.
SI LOIN, SI PROCHE (OU BIEN L’INVERSE)
Il y a les découvertes lointaines, et puis il y a celles de proximité, pour des groupes – les oiseaux, les mammifères – et sur des terrains – l’Europe, la France – que l’on pense familiers.
Prenons le cas de la « taupe » qui, derrière ce nom vernaculaire désignant des mammifères fouisseurs du genre Talpa, cache une diversité insoupçonnée. En 2018, une étude approfondie a ainsi mis en évidence l’existence dans le Sud-Ouest de la France d’une nouvelle espèce, Talpa aquitania, différente de la taupe d’Europe (Talpa europaea) avec laquelle on la confondait jusqu’alors. Ce que l’on appelle des « espèces cryptiques », c’est-à-dire des espèces morphologiquement semblables mais qui ne peuvent se reproduire ensemble.
Un autre exemple de ces découvertes de proximité – découvertes rendues possibles par des modes d’attention, des égards ajustés (2) à de menus détails morphologiques, génétiques, comportementaux – prend place en Corse. Des ornithologues s’y sont intéressés à un passereau migrateur au long cours : le Gobemouche gris et, plus précisément, aux divergences pouvant exister entre populations insulaires et continentales qui partagent, l’espace de quelques jours, les mêmes habitats. Leurs résultats ont révélé de subtiles différences dans leurs caractéristiques génétiques et de plumage. Subtiles mais suffisantes pour que les auteurs proposent l’existence d’une nouvelle espèce « insulaire » : Muscicapa tyrrhenica, elle-même scindée en deux sous-espèces, l’une aux Baléares (M.t. balearica) et l’autre dans l’archipel corso-sarde (M.t. tyrrhenica).
Citons enfin la description récente d’une nouvelle espèce de crustacé souterrain dans le parc national des Calanques, près de Marseille. Ou plutôt sous les calanques, car cette découverte prend place dans la rivière souterraine de Port-Miou. Dans ce milieu extrême et difficile d’accès, les chercheurs-plongeurs de l’IMBE (Institut Méditerranéen de Biodiversité et d’Ecologie) ont échantillonné de minuscules animaux (2-3 mm) dépigmentés, aveugles, et qui s’avèrent appartenir à une nouvelle espèce pour la science. Son nom ? Tethysbaena ledoyeri, unique représentant de l’ordre des Thermosbaenacea, qui ne compte que 37 espèces dans le monde, connu en France.
Ces découvertes nous montrent, s’il en était besoin, que l’exploration du vivant est loin d’être achevée. Elles nous donnent le goût de nous engager, à notre tour, même sur des terrains en apparence bien balisés.
→ Pour aller plus loin : Taupe aquitaine (The Conversation) / Gobemouche gris (The Conversation) / Tethysbaena ledoyeri (CNRS)
Crédit : Pierre Chevaldonné / IMBE
ÇA TROMPE ÉNORMÉMENT
Du beurre de cacahuète, des flocons d’avoine, de l’extrait de levure. Mélangez le tout, laissez reposer et vous obtenez la recette de la redécouverte du sengi de Somalie (Elephantulus revoilii), minuscule mammifère insectivore que l’on pensait disparu depuis près de 50 ans.
En 2019, Galen Rathburn (spécialiste mondial des sengis) et ses collègues installent 1 259 pièges garnis de l’alléchante mixture dans douze localités de Djibouti. Ils sont persuadés que le sengi – aussi appelé musaraigne-éléphant, en raison de son museau en forme de trompe – vit quelque part dans cette zone rocailleuse de la Corne de l’Afrique. « Lors de nos entretiens, la population nomade et pastorale nous a dit qu’elle voyait régulièrement des sengis » explique Houssein Rayaleh, membre de l’expédition et de l’association Djibouti Nature.
Steven Heritage, de l’université américaine de Duke, raconte la suite : « quand on a ouvert le premier piège et aperçu une touffe de poils sur sa queue [critère qui distingue le sengi de Somalie du sengi roux], on s’est simplement regardés, on n’arrivait pas y croire ! » Il faut dire qu’Elephantulus revoilii, à la différence des 20 autres espèces de sengis, toutes relativement communes, restait introuvable depuis 1968 – connu uniquement par une poignée de spécimens conservés dans des muséums, pour certains, depuis de nombreuses décennies.
Jusqu’en 2019 donc, et le recensement de 12 sengis de Somalie. Un total loin d’être dérisoire comme le souligne Robin Moore, de Global Wildlife Conservation : « habituellement, lorsqu’on redécouvre des « espèces perdues », on ne trouve qu’un ou deux individus et on doit agir rapidement pour éviter leur extinction imminente ». Elephantulus revoilii fait décidément exception !
L’annonce de la redécouverte du sengi de Somalie intervient quelques mois après celles du chevrotain à dos argenté (Tragulus versicolor) et de l’abeille géante de Wallace (Megachile pluto), autres membres des « 25 espèces perdues les plus recherchées » de Global Wildlife Conservation.
→ Pour aller plus loin : Global Wildlife Conservation / PeerJ / France Info Afrique
Crédit : Steven Heritage / Duke Lemur Center
#LeSaviezVous ❓ En dépit de leur allure de « souris », les sengis sont en fait apparentés aux éléphants, lamantins, oryctéropes et autres tenrecs au sein du super-odre des Afrothériens. Les apparences sont parfois trompeuses…
MINI 3
La science, c’est du sérieux. Oui, mais… Quand Mark D. Scherz et ses collègues choisissent de baptiser trois minuscules espèces de grenouilles découvertes à Madagascar Mini mum, Mini scule et Mini ature, force est de constater qu’ils ne manquent pas d’humour !
« Nous avons exploré toutes les bases de données taxonomiques disponibles et n’avons trouvé aucune preuve que ce nom [Mini] ait jamais été utilisé pour désigner un genre animal. Nous en concluons donc qu’il est disponible », expliquent-ils dans leur article publié dans la revue Plos One. Mark D. Scherz, auteur principal de l’étude, continue plus loin dans Sciences et Avenir : « Les jeux de mots scientifiques ont une longue histoire. Je voulais depuis longtemps qu’il y ait un nom amusant pour les grenouilles ou les reptiles de Madagascar et j’en ai eu l’occasion ici. »
Un trait d’esprit tout sauf futile, « oui, c’est un peu fantaisiste […] mais cela peut aussi aider à rendre cette science plus accessible, intéressante et engageante. C’est notre espoir ici. » Un espoir devenu réalité : l’annonce de la découverte des Mini, loin de rester sous les radars, ou l’apanage de quelques de spécialistes, a fait le tour du monde.
Mark D. Scherz et ses confrères·soeurs ont réussi leur pari. En révélant à la face du monde l’existence de ces grenouilles, si petites qu’elles pourraient tenir côte-à-côte sur l’ongle d’un pouce, ils les rendent visibles et, de fait, nous dévoilent leur altérité. Ils nous rappellent que « toutes les créatures ont trouvé des voies singulières pour survivre contre toute probabilité », et que « c’est cela que nous devons chérir et respecter. » (3)
→ Pour aller plus loin : Blog de Mark D. Scherz / Plos One
Crédit : Andolalao Rakotoarison / Mini mum
#LeSaviezVous ❓ Les grenouilles du genre Mini doivent leur nom à un phénomène relativement répandu dans le vivant, et plus particulièrement chez les amphibiens : la « miniaturisation ». Mini mum et Mini ature comptent ainsi parmi les 50 plus petites grenouilles du monde ; Mini scule figure quant à elle dans le top 20, avec une taille adulte maximale de 10,8 mm.
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Couverture / Bolitoglossa jacksoni, première des « 25 espèces perdues les plus recherchées » à être redécouverte, en 2017. Illustration : Alexis Rockman, The Search For Lost Species
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Pour aller plus loin
D’autres histoires de découvertes, issues cette fois-ci de nos terrains, vous attendent ci-après :
- – « Makay, découvertes en séries »
- – « Most Wanted : l’avis de recherche est lancé » – épisodes 1 et 2
- – « Expédition Darién : nouvelle espèce de serpent »
Et pour encore plus de (re)découvertes, rendez-vous sur Twitter avec :
- – « Les nouvelles naturalistes » de Julien, en temps de confinement et de reconfinement
Références
- (1) Voir à ce sujet « Vers des humanités écologiques » de Deborah Bird Rose – Wildproject, 2019
- (2) Voir à ce sujet « Manières d’être vivant » de Baptiste Morizot – Actes Sud, 2020
- (3) Voir à ce sujet « Vivre parmi les animaux, mieux les comprendre » de Pierre Le Neindre et Bertrand L. Deputte – Quæ, 2020