« Les années se suivent et se ressemblent », difficile de se départir de cette idée, de ce sentiment trouble au sortir de 2021.

Pandémie qui continue à faire tache d’huile. Virus qui se maintient dans son rôle de « répétiteur » et nous rappelle, variant après variant, vague après vague, que nous sommes irrémédiablement lié·es à d’autres êtres vivants, et qu’il faudra bien composer avec (1). Phénomènes climatiques extrêmes qui se renforcent et se multiplient. Sommets pour le climat et la biodiversité, ou plutôt montagnes qui accouchent d’une souris. Migrants écologiques jetés sur les routes, obligés à quitter leur foyer, contraints à l’exil. Et cetera. On pourrait poursuivre encore et encore.

Dans ce climat, nous sommes de plus en plus nombreux·ses à vivre avec cette sensation diffuse, ce sentiment profond, cette conscience aigüe — tout dépend où l’on se situe le long du spectre — de bouleversements qui circulent entre « global » et « local », entre vies humaines et autres qu’humaines, entre santé des hommes et des écosystèmes.

Le temps du Grand Partage — cette idée d’une coupure nette entre le monde des hommes et le reste, d’un dualisme hiérarchique culture/nature, humain/non-humain, etc. – vole en éclats. Les frontières d’hier craquèlent, s’effritent, prêtes à s’effondrer ; laissant entrevoir un temps nouveau, un temps des Grandes Mutations. Où « tout est semblable et pourtant tout a changé » (2). Où tout est agité, diffus, mêlé, enchevêtré. Où le trouble s’insinue partout, dans les moindres interstices de nos existences.

Alors maintenant qu’il est là et bien là, partie intégrante de nos vies, posons-nous la question : comment vivre avec ce trouble (3) ? Comment apprendre à vivre avec cette complexité, cette hybridité, ces mutations en cours et en devenir ? Comment entrer dans ce monde étrange qui est le nôtre ? Et comment « cultiver ce qui, dans le désastre, ne relève pas du désastre » (4) ? C’est aussi ça vivre avec le trouble.

Face à ces interrogations, et comme à l’habitude chaque début d’année, il n’est pas inutile de jeter un coup d’œil en arrière. Pas en 2021. Ni même en 2020. Mais plus loin, il y a tout juste 60 ans, en 1962.

Cette année-là, un ouvrage fondateur des pensées de l’écologie sortait avec fracas aux États-Unis : Printemps silencieux de la biologiste Rachel Carson, véritable best-seller, traduit depuis en 16 langues et écoulé à plus de 2 millions exemplaires (5).

Avec ce livre choc, fruit de plus de 20 ans d’enquête menée sur l’usage inconsidéré d’insecticides et autres produits chimiques (dont le tristement célèbre DDT) dans l’agriculture et leurs ravages sur le vivant, Rachel Carson « n’a pas seulement réveillé la nation américaine, mais le monde entier » (5) – au point d’entrainer, quelques années plus tard, l’interdiction complète du DDT aux États-Unis.

Dans Printemps silencieux, Carson fait la brillante démonstration que « la contamination du monde par l’humain est le symptôme d’un rapport détraqué au reste du vivant, que la science doit avoir le courage de documenter. » Et c’est là toute la force de son travail : « replacer un sujet technique et alors méconnu dans une approche globale de l’agir humain sur le monde » (6).

« Celles et ceux qui contemplent la beauté de la Terre y puiseront des réserves de force qui perdureront aussi longtemps que cette vie se prolongera »

Formidable vulgarisatrice, Carson possédait cette aptitude rare pour lier ensemble connaissance scientifique, conscience politique et dimension poétique ; esprit scientifique, passionné par les faits, et esprit créatif, animé par l’émerveillement et l’imagination. Aptitude qui lui permettait de s’adresser au grand public et pas seulement aux scientifiques (7).

Précurseure, elle ne considérait pas la science comme un processus d’accumulation de savoirs, mais plutôt comme une perpétuelle tentative de traduction du monde, et une formidable pourvoyeuse de sens – d’un certain sens de la merveille qu’elle aimait à cultiver :

« Quel est l’intérêt de préserver et renforcer ce sens de l’émerveillement et du miracle, de favoriser cette prise de conscience qu’il existe quelque chose qui dépasse les limites de l’existence humaine ?

[…]

Je suis certaine qu’il s’agit bien de quelque chose de fondamental, de quelque chose de durable et d’important. Celles et ceux qui s’attardent, qu’ils soient des scientifiques ou des profanes, sur les beautés et les mystères de la Terre ne se sentent jamais seuls, ni las de l’existence.

Quels que soient les contrariétés ou les soucis de leurs vies personnelles, leurs pensées trouveront des voies qui les conduiront à un contentement intérieur et à un enthousiasme renouvelé face à l’existence. Celles et ceux qui contemplent la beauté de la Terre y puiseront des réserves de force qui perdureront aussi longtemps que cette vie se prolongera. » (7)

En 2022, alors que nous célébrons le 60e anniversaire de Printemps silencieux, mettons nos pas dans ceux de Rachel Carson et rappelons-nous que la connaissance du vivant est précieuse, vitale. Parce qu’elle nous ouvre à d’autres horizons que nous-mêmes, qu’elle relie plutôt qu’elle ne sépare, qu’elle peut être ressource pour celles et ceux qui viennent. Et parce qu’elle a la capacité de « changer doublement le monde : politiquement, en impulsant des changements sociétaux ; comme poétiquement, en transformant à jamais notre regard » (6).

Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, il nous faut aiguiser cette connaissance du vivant, en inventer de nouvelles formes (multiples, hybrides, situées…), la défendre, pour nous frayer un chemin dans ces temps troublés et troublants, pour vivre dans ce monde étrange – le nôtre –, l’habiter autrement, l’emplir de sens.

Alors en 2022, plutôt que de vous souhaiter une bonne année, on préfère vous souhaiter une année pleine de sens, pleine du sens de la merveille si cher à Rachel Carson.

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Rachel Carson

Rachel Carson assise devant son microscope, chez elle, en 1962 / Crédit : Alfred Eisenstaedt
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Couverture / Aquarelles de Cornelia Hesse-Honegger – Insectes déformés collectés à proximité de centrales nucléaires.

Créatures de Tchernobyl, l’art de Cornelia Hesse-Honegger, livre à paraître en février 2022 aux éditions Wildproject, « retrace le destin de cette artiste qui a consacré sa vie à témoigner des désastres minuscules. »

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NOTES & RÉFÉRENCES

(1) On doit cette représentation imagée de la Covid-19 répétant sa leçon, encore et encore, à Bruno Latour. Lire notamment ce tweet (traduit de l’anglais) : « Comme un vieux professeur, la Covid-19 répète sa leçon variant après variant : “ce qui globalise le monde, ce n’est pas le commerce ou la finance, mais les formes de vie enchevêtrées à nous pour toujours, ne retiendrez-vous jamais la leçon ?” Apparemment non. Elle se répète, se répète encore. Et nous, nous portons le bonnet d’âne ! »

(2) « Sans l’orang-outan », Eric Chevillard – Les Éditions de minuit, 2007

(3) « Vivre avec le trouble », Donna Haraway – Les Éditions du monde à faire, 2016

(4) « Nos cabanes », Marielle Macé – Éditions Verdier, collection La petite jaune, mars 2019

(5) « Printemps silencieux », Rachel Carson – Wildproject, collection Poche, juin 2020 (réédition)

(6) « La science contre le silence, Rachel Carson », Youness Bousenna – Socialter, 9 novembre 2021

(7) « Le Sens de la merveille », Rachel Carson – Éditions Corti, collection Biophilia, mars 2021

(bonus) On vous conseille l’écoute de cette émission de « La Marche des sciences » consacrée à Rachel Carson et à Printemps silencieux – France Culture, novembre 2012

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